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un pas vers Osaka
7 avril 2006

Yoko Ogawa Hôtel Iris Extrait


9782742728862_1_« Hôtel Iris »
Yôko Ogawa
Entre une ingénue et un vieux traducteur se noue une relation complexe, entre douceur et perversion. Une grande romancière japonaise spécialiste de l'ambiguïté et du malaise livre sans complaisance et avec une grande sensibilité une fatale histoire d'amour.

Mari tient avec sa mère l'hôtel Iris, modeste établissement d'une station balnéaire. Un soir, un client distingué crée un scandale lorsqu'il se fait insulter par la femme avec laquelle il est monté. La prostituée accuse le mystérieux homme de pratiques perverses, animales et dégradantes. Mari, fascinée par la voix douce et autoritaire du vieil homme, ne pourra s'empêcher de le suivre lorsqu'elle le croisera dans un magasin. Entre la jeune fille d'une grande beauté, dominée par sa mère tyrannique, et le vieux traducteur solitaire, se noue une relation complexe. Le mystérieux client fait preuve d'une immense douceur et d'une attention particulière dans ses lettres et lorsqu'il se promène avec Mari. Pourtant, quand elle lui rend visite dans sa maison isolée sur l'île, la jeune fille se laisse avec délices entraîner dans un jeu qui la mène aux limites de l'abjection, là où éclate la jouissance. De l'humiliation mêlée à la peur – la femme du traducteur est morte dans des conditions obscures –, Mari tire un plaisir dont elle ne peut plus se passer. L'auteur de La Grossesse, spécialiste de l'obsession et du malaise, raconte ici une histoire d'autant plus ambiguë qu'elle ne se résume pas à son caractère malsain. Entre l'ingénue et l'inquiétant traducteur brûle un amour réciproque, que la jeune narratrice raconte jusqu'à son autodestruction. Un roman violent et captivant, à l'écriture implacable et précise.

Premières pages de Hôtel Iris, Yôko Ogawa, Actes Sud
Reproduites avec l’aimable autorisation des éditions Actes Sud
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle

Il est arrivé à l’hôtel un peu avant le début de la saison d’été. La pluie qui tombait depuis l’aube n’avait pas cessé de la journée, pour redoubler de violence à la tombée de la nuit. La mer était houleuse et d’une morne couleur grise. A chaque allée et venue des clients, la pluie s’engouffrait en rafales qui venaient mouiller désagréablement le tapis du hall. Toutes les enseignes au néon des magasins du quartier étaient éteintes et il n’y avait personne dans les rues. Lorsque de temps à autre une voiture passait, on distinguait les gouttes de pluie à la lumière des phares.
Je n’allais pas tarder à fermer la caisse, puis éteindre la lumière du hall avant de me retirer. C’est alors qu’un bruit effrayant éclata soudain, comme si quelque chose de lourd venait d’atterrir sur le sol, aussitôt suivi d’un cri de femme.
Ce fut un cri long, interminable. Tellement long qu’on aurait pu penser qu’en réalité elle riait.
— Sale pervers !
La femme sortait en trombe de la 202.
— Espèce de vieux salaud !
Elle se prit les pieds dans le tapis, vint rouler sur le palier d’où, toujours dans la même position, elle continuait à lancer ses insultes en direction de la chambre.
— Ça suffit de prendre les autres pour des imbéciles. Tu n’as aucun droit sur moi. Escroc ! Salaud ! Impuissant !
C’était manifestement une prostituée. Même moi je m’en rendais compte. Elle n’était plus si jeune. Ses cheveux roulaient sur son cou visiblement ridé et son rouge à lèvres brillant et visqueux débordait jusque sur ses joues. Son mascara, qui avait coulé sous l’effet de la transpiration et des larmes, bavait au coin de ses yeux. Les boutons de son corsage étaient défaits, son sein gauche sorti, et ses cuisses, qui dépassaient de sa minijupe, semblaient roses de chaleur. Sa peau témoignait en divers endroits de caresses récentes. Elle n’avait qu’un seul de ses talons hauts bon marché en matière synthétique accroché au pied.
Elle s’interrompait enfin lorsqu’un oreiller projeté hors de la chambre l’atteignit en plein visage. Un nouveau cri s’éleva. L’oreiller déboula au milieu du palier, découvrant une taie maculée de rouge à lèvres.
Les autres clients, éberlués par les cris, venaient en tenue de nuit s’attrouper dans le couloir. Ma mère arriva à son tour.
— Pour qui tu te prends, imbécile ! Tu crois que les gens sont prêts à tout accepter de toi ?! Tu peux me le demander à genoux que ce serait non. Ce genre de chose, ça se fait avec une chatte de gouttière, à la rigueur. Je suis sûre que ça te conviendrait.
La voix de la femme était devenue rauque, il s’y mêlait des larmes et, à la fin, des raclements de gorge, des sanglots et de la bave.
Impitoyablement volèrent à la suite un cintre, un soutien-gorge roulé en boule, l’autre talon haut, un sac à main. Le sac s’ouvrit,
son contenu s’éparpilla. La femme voulait descendre l’escalier et s’enfuir, mais elle était sans doute trop agitée ou s’était peut-être tordu le pied, elle n’arrivait pas à se relever.
— Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ? Ça suffit maintenant !
— Du calme à la fin ! Comment voulez-vous dormir ?
Avec les réflexions que s’échangeaient les autres clients de l’hôtel, ça devenait de plus en plus bruyant. Seul un profond silence régnait derrière la porte de la 202.
D’où j’étais, je ne voyais pas l’homme. Il n’avait pas encore prononcé un seul mot. Il n’existait qu’à travers le regard haineux de la femme et ce qui était projeté hors de la chambre. La femme continuait à hurler face à cette oasis de calme.
— Dites-moi, monsieur, c’est ennuyeux ce que vous faites là. Si vous voulez vous disputer, allez dehors, intervint ma mère.
— On a compris. C’est pas la peine de me le dire, je fous le camp ! Et je suis pas près de revenir, cria-t-elle, contre ma mère cette fois-ci.
— Pas question de ne pas avertir la police. Il va falloir m’indemniser. Qu’est-ce que vous croyez ? Le préjudice est grand, vous savez. Le prix de la chambre ne suffira pas.
Pendant que ma mère gravissait l’escalier, la femme qui avait ramassé les affaires de son sac à main entreprit de descendre en courant, sans même avoir boutonné son corsage. L’un de ses seins, toujours sorti, pendait, un client émit un sifflement.
— Dis donc, toi. Qui c’est qui va payer ? N’en profite pas pour te défiler ou tu auras affaire à moi.
Jusqu’au bout, ma mère ne se souciait que de l’argent. Sans y faire attention, la femme ouvrit la porte de l’entrée. C’est à ce moment-là que ça s’est produit.
— Tais-toi, putain.
La voix de l’homme a traversé tout droit entre nous. Le brouhaha se calma. C’était une voix épaisse et profonde. Elle ne contenait ni irritation, ni colère. Elle avait plutôt un accent réfléchi. C’était la même impression que lorsque le violoncelle ou le cor interviennent dans l’orchestre sur une note prolongée.
Je me suis retournée. L’homme se tenait sur le palier. On pouvait dire qu’il avait passé l’âge mûr et se trouvait à l’aube de sa vieillesse. Il portait une chemise blanche repassée et un pantalon marron foncé, et tenait à la main un veston du même tissu que le pantalon. Il n’était ni haletant, ni en sueur, alors que la femme était si éperdue. Il n’était pas non plus embarrassé. Seuls les quelques cheveux qu’il avait encore sur le front étaient mêlés, en désordre.
Je me suis dit que je n’avais encore jamais entendu un ordre résonner d’une manière aussi belle. Il en émanait sang-froid, majesté et conviction. Même le mot « putain » avait un accent aimable.
« Tais-toi, putain. »
J’essayai de le faire revivre pour moi seule. Mais l’homme ne rouvrit pas la bouche.
Avant de s’en aller, la femme cracha dans sa direction, alors qu’elle savait pertinemment qu’il se trouvait hors de portée. Son crachat vint s’écraser lamentablement sur le tapis.
— Bon, vous prenez la responsabilité de tout, hein ? Vous allez devoir payer des dommages et intérêts et les frais de remise en état. Sinon, ce n’est pas acceptable. Et puis, je ne veux plus vous voir ici, jamais. Je refuse les clients qui font des histoires avec les femmes. Ne l’oubliez pas.
Cette fois-ci, ma mère se retournait contre lui. Les autres clients regagnaient leur chambre en traînant les pieds. L’homme baissa les yeux en silence avant de descendre l’escalier en enfilant son veston. Puis il sortit une poignée de billets de la poche de son pantalon, en déposa deux sur le comptoir. Ils étaient tellement chiffonnés que ça faisait mal au cœur de les voir. Je les ai pris, ai passé avec soin la main dessus afin de les lisser.
J’avais l’impression qu’ils gardaient une trace infime de la chaleur de son corps. Il s’est éloigné sous la pluie, sans me regarder.


Je me demande toujours avec curiosité qui a baptisé cet hôtel de ce nom bizarre, “Hôtel Iris”, et s’il avait une bonne raison pour le faire. Tous les hôtels du coin ont un nom en rapport avec la mer, sauf le nôtre, avec cet iris.
— C’est la fleur. Elle est jolie, non ? Et puis, c’est aussi la déesse de l’arc-en-ciel dans la mythologie grecque. Tu ne trouves pas que c’est élégant ? m’avait expliqué, non sans fierté, mon grand-père quand j’étais enfant.
Mais dans la cour de l’hôtel Iris ne poussent pas de fleurs telles que l’iris. Ni roses, ni pensées, ni jonquilles. En dehors d’un cornouiller envahissant et d’un orme du Caucase, il n’y a que des herbes folles.
La seule excentricité est constituée par la présence d’une petite fontaine en briques, dont l’eau est tarie depuis bien longtemps

déjà. En son milieu se dresse une statue en plâtre souillée de fientes. Un garçon aux cheveux bouclés, en queue-de-pie, joue de la harpe, sa petite tête penchée. Il semble mélancolique, à cause de ses lèvres et sourcils écaillés.
Je me demande où grand-père est allé pêcher cette histoire de déesse. On n’a même pas de bibliothèque à la maison, alors la mythologie grecque !
J’essaie d’imaginer la silhouette de la déesse de l’arc-en-ciel. Nuque gracile, poitrine opulente, regard perçant qui fixe un point au loin, et robe irisée qui se décompose en sept couleurs. Il lui suffit de faire onduler cette robe selon sa fantaisie pour que le monde soit aussitôt recouvert comme par magie de sa beauté.
Je crois que si la déesse de l’arc-en-ciel daignait descendre dans cet hôtel, pour n’y occuper ne serait-ce qu’un recoin, même le garçon de la fontaine ne jouerait pas aussi tristement de la harpe.
Le R de la pancarte sur le toit du deuxième étage, instable, penche à droite. On dirait qu’il a perdu l’équilibre d’une manière un peu ridicule, à moins qu’il ne s’adonne à de funestes pensées. Mais personne n’a l’intention de le remettre d’aplomb.
Grand-père est mort il y a deux ans. D’un cancer du pancréas ou de la vésicule biliaire, dans le ventre en tout cas, qui s’est métastasé aux os du bassin, aux poumons et au cerveau, rendant inutile de savoir quel était le cancer d’origine, et il a rendu l’âme dans son lit après avoir traversé six mois de souffrance.
Notre famille vivait dans trois petites pièces mal exposées derrière la réception. A ma naissance, nous étions cinq en tout. C’est ma grand-mère qui nous a quittés la première, mais comme ça s’est passé quand j’étais bébé, je ne m’en souviens pas. Je crois qu’elle est morte d’une maladie de cœur. Ensuite, ce fut mon père. Ça je m’en souviens parce que j’avais huit ans. Je me souviens absolument de tout, jusqu’au moindre détail.
Et cette fois-ci c’était au tour de mon grand-père. Il dormait dans un lit de la clientèle, devenu inutilisable parce que les ressorts étaient cassés, et à chaque fois qu’il se retournait, ça couinait comme si on avait marché sur une grenouille.


Dès que je rentrais de l’école, je devais désinfecter le tube qui plongeait dans la partie droite de son ventre et vider du liquide qui s’y était accumulé la poche à laquelle il était relié. Sur ordre de ma mère. J’avais peur de toucher la tubulure. Parce que j’avais l’impression qu’elle allait se décrocher au moindre geste un peu brutal, faisant jaillir du trou les viscères ulcérés.
Le liquide s’écoulait aisément. Il était d’une si jolie couleur jaune que l’on aurait pu se demander pourquoi une telle couleur était dissimulée à l’intérieur du corps humain. Je le jetais dans la fontaine au milieu de la cour. C’est pour cela que les doigts du garçon qui jouait de la harpe étaient toujours humides.
La souffrance de mon grand-père se poursuivait tout au long de la journée. Elle était particulièrement violente au petit matin. Les gémissements et les couinements de grenouille se mélangeaient, qui grouillaient continuellement dans les ténèbres. Les volets de la fenêtre étaient hermétiquement fermés, et pourtant il y eut des clients pour se plaindre de ces cris lugubres.
— Oh, nous sommes absolument désolés. Ce sont toutes ces chattes en chaleur qui se rassemblent la nuit dans la cour, répondait ma mère d’une voix mièvre en tripotant d’un air distrait le capuchon d’un stylo à bille sur le comptoir de la réception.
L’hôtel n’a même pas fermé le jour de sa mort. Nous étions hors saison et il n’y avait pratiquement personne, mais ce jour-là justement, nous avons eu des dames d’une chorale en voyage de groupe. Entre les psalmodies pour le repos de l’âme de mon grand-père, nous entendions des bouffées de la “Lorelei”, “Edelweiss” ou “Tanima no Tomoshibi”. Le prêtre poursuivit la cérémonie les yeux baissés, comme s’il n’avait rien entendu depuis le début. Lorsque la patronne du magasin de nouveautés, qui était la compagne de bouteille du prêtre, laissa échapper un sanglot, une voix de soprane résonna comme en harmonie. Il y avait toujours quelqu’un pour chanter quelque chose, que ce soit à la salle de bains, au restaurant ou sur la véranda. Les voix dégoulinaient sur le corps. Finalement, la déesse de l’arc-en-ciel, jusqu’à la fin, ne daigna pas faire ondoyer pour grand-père sa robe aux sept couleurs.


La fois suivante où j’ai vu l’homme, c’était au moins deux semaines après l’incident. Nous étions le dimanche après-midi et je marchais en ville pour faire des courses à la demande de ma mère.

Il faisait beau, et chaud au point que je transpirais légèrement. Sur la plage, de jeunes impatients prenaient le soleil en maillot de bain. La mer était basse et les rochers qui vont jusqu’aux remparts entièrement à découvert. On commençait à apercevoir des touristes à l’embarcadère et en terrasse. La mer semblait encore froide mais on savait que l’été approchait à l’intensité de la réverbération sur les remparts humides et à l’écho des bruits en ville.
Cette ville ne revient à la vie que pendant les trois mois d’été, ensuite elle reste tranquille, pétrifiée comme un fossile. L’été, la mer la baigne paisiblement et la plage qui s’étire d’est en ouest brille de reflets mordorés. Les ruines des remparts découverts uniquement à marée basse et les collines verdoyantes au pied du cap donnent à la côte une expression fascinante. Les rues se remettent à grouiller de gens qui profitent de leurs vacances. Les parasols s’ouvrent, les douches éclaboussent, les bouchons de champagne sautent, les feux d’artifice montent dans le ciel. Les restaurants, bars, hôtels, bateaux, boutiques de souvenirs, le port de plaisance et même notre Iris se parent avec éclat, chacun à sa manière. Même si dans le cas de l’Iris, on ne se contente que de descendre le store au-dessus de la terrasse, augmenter les lumières dans le hall et changer au mur le panneau affichant les tarifs de la saison.
La saison du sommeil arrive brutalement. Le vent tourne, les vagues n’ont plus le même aspect. Les gens sont tous repartis vers des destinations qui me sont inconnues. Les emballages de crèmes glacées qui la veille encore étincelaient au bord des rues se retrouvent en une nuit lamentablement collés sur l’asphalte.
Je l’ai reconnu tout de suite à son profil. J’étais en train d’acheter de la poudre dentifrice chez le marchand de couleurs. Je n’avais pas eu le temps de l’observer tranquillement l’autre soir, mais j’eus une impression de déjà vu en découvrant ses mains et le contour de son corps debout sous la faible lampe fluorescente du magasin. Il choisissait du savon pour la lessive.
Il a hésité longtemps. Il compara toutes les marques, regardant l’étiquette et le prix. Il en avait mis dans son panier lorsque, soudain préoccupé, il relut la notice et le remit à sa place. Il n’avait d’yeux que pour le savon de lessive. Finalement, il choisit le moins cher.
Je ne peux pas expliquer pourquoi l’idée m’est venue de le suivre. Ce n’est pas par goût de ce qui s’était passé à l’Iris.
Simplement, j’avais encore à l’oreille ce qu’il avait dit. C’est la résonance de son injonction qui m’attira vers lui.

Après le marchand de couleurs, il est entré dans la pharmacie. Il a tendu un papier qui ressemblait à une ordonnance et on lui a donné deux sachets de médicaments. Il les a glissés dans la poche de son veston, puis s’est dirigé vers la papeterie, deux magasins plus loin. J’ai observé discrètement l’intérieur, appuyée à un réverbère sur le trottoir. Il semblait demander à faire réparer un stylo à plume et discuta longtemps avec le propriétaire du magasin. Il démontait le stylo, indiquait chaque pièce en reprochant quelque chose avec véhémence. Le papetier semblait manifestement gêné, mais il continuait à parler sans s’en préoccuper. J’avais envie d’entendre sa voix, mais elle n’arrivait pas jusqu’à moi. Enfin, il apparut que le papetier acquiesçait à contrecœur.
Ensuite, il suivit le front de mer vers l’est. Il faisait chaud, et pourtant il portait un veston et une cravate, et marchait d’un pas décidé en regardant droit devant lui, la colonne vertébrale bien étirée. Il tenait dans la main gauche le sac plastique contenant le savon pour la lessive. La poche de son veston était gonflée par les sachets de médicaments. De temps en temps, son savon heurtait des gens qu’il croisait, mais personne ne se retournait sur lui. J’étais la seule à le regarder. Sentir cela me précipita encore plus tête la première dans ce jeu étrange.
Un garçon d’à peu près mon âge jouait de l’accordéon devant le massif de l’horloge sur la place. Etait-ce à cause de la vétusté de son instrument ou de sa technique, son morceau avait l’air triste et désespéré.
L’homme s’est arrêté, a écouté un moment. Les autres se contentaient de jeter un coup d’œil en passant sans s’arrêter. Je me tenais un peu à l’écart. Je n’applaudissais pas, ne demandais rien. L’homme était debout dans la musique, le garçon continuait à jouer. Derrière eux les aiguilles de l’horloge fleurie se déplaçaient.
L’homme jeta une pièce dans l’étui de l’accordéon. Elle émit un timide son de clochette. Le garçon s’inclina, mais l’homme, impassible, tourna les talons en silence et reprit sa marche. J’avais l’impression que le visage du garçon avait quelque chose de la statue de la fontaine de notre cour.
Jusqu’où avais-je donc l’intention de le suivre ? Des courses que l’on m’avait demandé de faire, je n’avais encore acheté que la poudre dentifrice. Je commençais à m’inquiéter. Ma mère se mettrait sans doute en colère et me demanderait ce que je faisais à traîner ainsi à l’heure où les clients commencent à arriver. Mais je ne parvenais pas à trouver un prétexte pour détacher mon regard de son dos.

L’homme entra dans la salle d’attente de l’embarcadère. Le bateau, maintenant, me suis-je dit. L’intérieur était animé, plein de couples et de familles avec enfants. Le bateau faisait le tour de la petite île F., y faisait une courte escale et revenait en une demi-heure. Il restait encore vingt-cinq minutes avant le prochain départ.


— Pourquoi me suivez-vous, mademoiselle ? entendis-je soudain. Au début, je n’ai pas compris que l’on s’adressait à moi. Parce que c’était trop inattendu et qu’il y avait du brouhaha alentour. Il m’a fallu un moment pour m’apercevoir enfin que la voix qui m’interpellait était la même que celle qui avait crié : “Tais-toi, putain.”
Prise au dépourvu, je bredouillai en secouant la tête :
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
Mais il était encore plus effrayé que moi. Il clignait nerveusement des paupières et se passait la langue sur les lèvres à chaque mot qu’il prononçait. J’avais du mal à croire qu’il s’agissait du même homme que celui qui avait proféré cette magnifique réplique l’autre soir à l’Iris.
— Vous êtes la jeune fille de l’hôtel, n’est-ce pas ? questionna-t-il.
— Oui, c’est exact, répondis-je en baissant la tête.
— Vous étiez assise à la réception. Je sais que vous êtes là depuis le début, chez le marchand de couleurs.
Des écoliers sont entrés en se bousculant et ce fut la cohue dans la salle d’attente. Poussés par la vague humaine, nous nous sommes retrouvés l’un à côté de l’autre près de la fenêtre.
Je me demandais avec inquiétude ce qu’il avait l’intention de faire de moi. Je ne m’attendais pas à ce qu’il m’adresse la parole la première fois que je le voyais. Même si je quittais tout de suite les lieux, qu’est-ce que je devais faire, me taire ou lui dire quelque chose avant de partir ? Je n’en avais aucune idée.
— Vous avez encore des reproches à me faire ?
— Des reproches ? Mais…
— Je m’excuse pour l’autre jour. Je vous ai causé des ennuis.
Il parlait poliment, ce qui ne cadrait pas du tout avec l’image de l’homme qui avait insulté la femme à l’hôtel Iris. Cela me raidit encore plus.
— Ne faites pas attention à ce que ma mère a dit. Vous lui avez laissé bien assez d’argent comme ça.
— Quelle nuit terrible.
— Il pleuvait tellement…
— Oui, je ne sais pas ce qui m’a pris.
Notre conversation était maladroite.

Je me rappelais qu’après son départ j’avais jeté le soutien-gorge, toujours en bouchon sur le palier. Il était violet, outrageusement bordé de galons et de dentelles au niveau des bonnets. Je l’avais pris entre le pouce et l’index comme s’il s’agissait du cadavre d’un petit animal, l’avais jeté dans la poubelle de la cuisine.
Les enfants couraient partout en faisant les fous. Le soleil ne semblait pas vouloir s’obscurcir et la mer étincelait de l’autre côté de la vitre. Dessus flottait l’île F., en forme d’oreille humaine. J’aperçus le bateau qui venait tout juste de tourner la pointe de l’île et avançait dans notre direction. Une mouette était postée sur chaque pieu du ponton.
De près, l’homme était plus frêle que je ne le pensais. Il avait à peu près la même taille que moi, et on pouvait presque dire que la ligne allant de ses épaules à sa poitrine était chétive. Ses cheveux en désordre l’autre jour étaient bien lissés, mais on devinait son crâne sur l’arrière de la tête.
Quand la conversation s’interrompit, nous avons regardé la mer, tous les deux. Rien d’autre à faire ne nous vint à l’esprit. Lorsque, ébloui, il plissa les yeux, il eut une expression douloureuse comme s’il avait mal quelque part dans son corps.
J’ai pris la parole la première, car le silence m’étouffait :
— Vous allez prendre le bateau ?
— Oui, me répondit-il.
— Les gens d’ici ne l’utilisent pas, vous savez. Moi-même j’ai dû le prendre une fois quand j’étais petite.
— C’est que j’habite sur l’île.
— Il y a des gens qui vivent là-bas ?
— Oui, même s’il n’y en a pas beaucoup. Ce qui fait qu’on est obligé de prendre le bateau pour rentrer chez soi.
Sur l’île, il n’y avait que la succursale d’une boutique de plongée et la maison de repos d’une entreprise de sidérurgie, et je ne savais pas que des particuliers y habitaient.
Il parlait en tripotant l’extrémité de sa cravate qu’il tortillait. Elle était froissée à cet endroit seulement. La silhouette du bateau grossissait à vue d’œil. Les écoliers, qui n’en pouvaient plus d’attendre, se mirent en rang sur le quai.
— Je suis le seul à monter ainsi dans le bateau avec mon sac du marchand de couleurs, parmi les gens qui transportent leur caméra, leur canne à pêche ou leur schnorkel.
— Mais pourquoi un endroit aussi peu pratique ?
— C’est plus facile comme ça. Puisque de toute façon, je travaille cloîtré à la maison.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Traducteur, de russe.
— Tra… duc… teur ?…, ai-je répété.
— C’est bizarre ?
— Non. Ça me fait tout drôle parce que je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui faisait ce métier.

— Je suis assis toute la journée à mon bureau, à feuilleter les dictionnaires pour chercher les mots. C’est tout comme travail. Et toi, tu es lycéenne ?
— Non, j’ai arrêté au bout de six mois.
— Tu as quel âge, maintenant ?
— Dix-sept ans.
— Dix-sept…, répéta-t-il cette fois-ci, comme s’il s’agissait d’un chiffre exceptionnel.
— Mais si on y réfléchit bien, c’est chouette de prendre le bateau pour rentrer chez soi.
— C’est une petite maison construite il y a longtemps par quelqu’un qui voulait en faire sa villa. Elle est sur la côte derrière le débarcadère, au niveau de l’oreille, ça donne à peu près ça…
Il avait penché la tête et me montrait la naissance de son oreille. J’ai fixé du regard l’endroit qu’il m’indiquait. Nos deux corps se sont trouvés soudain pendant un court instant très près l’un de l’autre. Nous l’avons tout de suite senti. J’ai détourné le regard, il a éloigné son oreille.
C’est ainsi que j’ai su pour la première fois que les oreilles vieillissent elles aussi. C’était un morceau de chair terne et flasque.
Le bateau arrivait en actionnant sa corne de brume. Les mouettes sur le ponton s’envolèrent d’un coup. La chaîne barrant l’accès fut enlevée, l’annonce se répercuta dans la salle d’attente.
— Il faut que j’y aille, murmura le traducteur.
— Au revoir, lui dis-je.
— Au revoir, dit-il à son tour.
J’eus l’impression d’avoir échangé avec lui bien plus qu’un simple au revoir.
Je le vis par la fenêtre marcher sur le ponton, absorbé dans la file. Même s’il n’était pas grand, sa silhouette en costume se remarquait tout de suite au milieu des touristes. Il s’est retourné en cours de route. J’ai agité la main, tout en pensant que c’était ridicule de faire cela à un homme qui ne m’était rien, dont je ne savais même pas le nom. Il esquissa un geste pour y répondre, mais remit sa main dans sa poche, embarrassé.
Après un coup de sifflet, le bateau s’éloigna à nouveau du quai.


Ma mère m’a punie. Quand je suis rentrée à l’Iris, il était plus de cinq heures. En plus, comme je m’étais dépêchée, j’avais oublié d’aller chercher sa robe au pressing.
— Comment peux-tu faire ça ? Moi qui avais l’intention de la mettre ce soir pour aller à l’audition de danse ! me fit-elle remarquer.
On a entendu quelqu’un appuyer sur la sonnette de la réception.
— Je n’ai qu’une seule robe de danse. Tu le sais bien. Je ne peux pas danser sans. Et ça commence à cinq heures et demie, je n’y arriverai jamais. J’ai passé mon temps à attendre que tu rentres. Maintenant, c’est foutu. Tout est de ta faute.

— Excuse-moi, maman. En ville, je suis tombée par hasard sur une vieille dame qui se trouvait mal. Elle n’avait vraiment pas l’air bien, tu sais, son visage avait la couleur de la terre tellement elle était pâle, et elle tremblait comme une feuille. Alors je l’ai accompagnée à la clinique. Je ne pouvais quand même pas la laisser là. C’est pour ça que je suis en retard.
J’alignais consciencieusement les mensonges élaborés tout au long du chemin du retour. La sonnette continuait de retentir, comme pour mieux exacerber sa colère.
— Qu’est-ce que tu attends pour y aller ! me cria-t-elle, exaspérée.
De toute façon, l’audition dont elle parlait n’était qu’un rassemblement d’une dizaine de personnes, femmes de commerçants du quartier, employés de l’usine de transformation du poisson, vieillards retraités, qui dansaient mal. Ce n’était pas si important. Si je lui avais rapporté sa robe comme elle me l’avait demandé, elle aurait peut-être dit qu’elle n’avait pas envie d’y aller.
Je n’ai jamais vu ma mère danser. Imaginer ses mollets tremblants quand elle tourne, ses cous-de-pied boursouflés débordant de ses escarpins, les mains d’un homme inconnu sur ses hanches, son maquillage s’écaillant sous l’effet de la transpiration, me dégoûte. Evoquer tout ça me donnait la nausée.
Depuis mon enfance, ma mère n’a cessé de se vanter auprès des autres de mon apparence physique. La première chose, bien sûr, qu’elle aime chez les clients, c’est qu’ils paient bien, mais en second, c’est qu’ils lui fassent des compliments, même hypocrites, concernant la beauté de sa fille.
Vous n’avez jamais vu une peau aussi transparente, n’est-ce pas ? On a même l’impression de voir au travers, que c’en est effrayant. Ses grands yeux presque noirs bordés de longs cils n’ont pas changé depuis qu’elle était bébé. Quand je marchais avec elle dans mes bras, on m’arrêtait toutes les cinq minutes pour la regarder et s’exclamer qu’elle était “si mignonne”. D’ailleurs il y a même un sculpteur dont je ne me rappelle plus le nom qui la voulait comme modèle. Il a eu un premier prix dans un concours.
Ma mère possède une quantité illimitée de mots pour s’enorgueillir à mon sujet. Mais elle en invente la moitié. Le soi-disant sculpteur était un violeur et j’ai bien failli y passer.
Ma mère a beau chanter mes louanges, pour autant son amour pour moi n’est pas profond. Au contraire, plus elle dit de choses me concernant, plus j’ai l’impression de devenir laide, et c’est insupportable. Pas un instant je ne me suis trouvée jolie.

Maintenant encore, chaque matin elle me noue les cheveux. Elle me fait asseoir devant le miroir, tire de la main gauche sur mes cheveux rassemblés, et je ne peux plus bouger. Elle est si brutale avec la brosse qu’elle racle la peau de mon crâne. Si je bouge un tout petit peu la tête, elle tire encore plus fort sur sa main gauche. Je perds toute ma liberté du seul fait que mes cheveux sont sous son emprise.
Elle trempe le peigne dans la bouteille d’huile de camélia avant de l’utiliser pour faire mon chignon. Elle ne tolère pas un seul cheveu de travers. L’huile sent mauvais. Parfois, elle y met une barrette ou une épingle bon marché.
— Voilà, c’est fait.
Dès que j’entends sa voix satisfaite, je me sens victime d’une blessure irrémédiable.
Je n’ai pas eu droit au dîner ce soir-là. C’était la punition traditionnelle depuis mon enfance. Les nuits où j’avais le ventre vide, le noir semblait nettement plus profond. Dans l’obscurité, j’ai essayé à plusieurs reprises de retracer la silhouette de son oreille et de son dos.
Les lendemains de punition, ma mère faisait exprès de me nouer les cheveux avec encore plus de soin. Elle utilisait le maximum d’huile de camélia. Et elle faisait encore plus grand cas de ma beauté.

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